Au pont Piccot j'étais furieux

Je vous ai déjà présenté le pont Piccot, que j'ai souvent pris pour modèle (voir aussi la diversité des regards).

En voici une autre illustration. L'aquarelle ici n'a pas grand intérêt en soi, mais son histoire me semble exemplaire.




Ce matin de juillet, je viens de passer une heure assez difficile. J'ai la mâchoire un peu serrée et j'ai besoin de me détendre. Alors je file vers le pont Piccot, en emmenant une aquarelle assez grand format que j'avais laissée en plan l'année précédente, avec l'intention de me repositionner sur le même gros rocher en aval du pont où je l'avais commencée, pour enfin la terminer.

Mais des travaux m'empêchent de poser la voiture à Amoulin, comme je faisais habituellement. Bon, 300 m de marche à pieds supplémentaires, ce n'est pas si grave, mais ça m'embête car le temps passe vite, la matinée est déjà bien avancée.

Nouvel obstacle sur le chemin qui descend au pont : un tracteur occupe toute la largeur du chemin, il creuse une tranchée pour passer une conduite d'eau. Quand ça va mal, ça va mal, mais bon, je n'ai pas fait tout ce chemin pour rien, je contourne l'obstacle, et me retrouve derrière le tracteur sur ce qui était autrefois un chemin, qui n'est plus qu'un bourbier défoncé. Au milieu une profonde saignée, et de part et d'autre deux levées de terre boueuse ! Mon bloc aquarelle en main (un grand format, ça ne rentre pas dans le sac à dos !), je progresse en équilibre, je glisse, je saute, je passe comme je peux. Mes mâchoires se serrent davantage, mais le pont n'est plus très loin. Je l'atteins enfin, et cherche le petit passage qui me permet habituellement de descendre sur la rive pour atteindre ensuite "mon" rocher.  

Là, stupeur : un couple a osé se l'approprier ! Vous rendez-vous compte ? Des inconnus sur "mon" rocher ! Pire encore : je ne peux même pas choisir un point de vue légèrement décalé qui me permettrait quand même de terminer le dessin, car leur tenue m'interdit de m'installer à portée de regard. Impossible de continuer l'aquarelle que j'ai amenée si difficilement jusqu'ici !

Je suis un peu sonné. En colère. Je ne peux pas avoir fait "tout ça" pour rien. Alors je descends un peu comme un automate de l'autre côté du pont, vers l'amont, loin et hors de vue du gros rocher. Je m'installe tant bien que mal (plutôt mal en fait) sur un petit groupe de pierres au milieu du Risse. Je sors du sac juste un petit bloc aquarelle, un pinceau et une boîte de peinture. Pas besoin de gobelet, l'eau est à portée de main ! Et même de pieds, ils sont à moitié dans l'eau eux aussi. Le soleil est déjà haut, je suis un paquet de nerf, mais je regarde encore ce paysage, je veux absolument rentrer avec une aquarelle terminée ce matin.

Les deux côtés (amont et aval) du pont sont très différents. La lumière inonde l'aval, et perce difficilement le feuillage à l'amont. L'aval est chaud (les amoureux en profitent), mais de ce côté il fait froid, surtout les fesses posées au ras de l'eau bouillonnante. L'inconfort pourtant n'est pas total : il y a l'eau courante ... et cette lumière qui fuse derrière les branches, qui fascine.

Alors le miracle se produit.

Non, le miracle ce n'est pas ce petit dessin que je vous montre. En fait, je n'ai pas réussi à restituer la lumière qui passe dans ces arbres sombres à droite. Mais peu importe après tout. Le miracle de l'aquarelle c'est que je me suis retrouvé là à ne plus penser qu'aux couleurs, aux lumières.  Je laisse le pinceau courir tout seul, jeter la couleur sur le papier sans réfléchir. C'est une espèce d'ivresse dans laquelle il n'y a plus ni douleur ni colère. Il n'y a que ce clair-obscur au fond du pont,  ce fouillis végétal à droite qui semble à la fois si sombre et illuminé, cette eau empierrée et ces pierres mouillées, ces structures enchevêtrées presqu'irreprésentables !

Et d'un coup, je prends conscience que la feuille est colorée, alors les rochers sont plus durs et font mal aux fesses, les pieds sont mouillés. Il fait froid. Il faut remonter. Mais tout est changé. Le tracteur a comblé une partie de la tranchée, le chemin est moins boueux, chauffé par le soleil. Je ne serre plus les dents, tout va bien. 

Je retournerai faire de l'aquarelle au Pont Piccot.

1 commentaire:

  1. Décidément, j'aime vos ballades au pont Piccot, autant pour la narration, que pour le résultat de ces "aventures"

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