Il y a 40 ans environ, travaillant sur le site de l'ancienne usine à gaz de Clichy-la-Garenne, j'y ai récupéré un morceau de poutre de chêne largement enduite de bitume et de scories qui allait être brûlé. J'en ai extrait difficilement (Dieu que ce bois est dur !) cette main gauche naïve, un symbole concret et vécu de la dureté du travail manuel.
Pourquoi ai-je dépensé mon énergie à cela ? Pour autant que je m'en souvienne, je n'avais pas d'autres buts que de tirer quelque chose de ce morceau informe, le transformer, retrouver l'usage de mes mains quand mon travail professionnel ne faisait plus appel qu'à ma tête. Le choix du "sujet" s'est imposé de lui-même.
Plusieurs problèmes techniques sont apparus, qu'il fallait résoudre au fur et à mesure. D'abord retirer la couche de bitume. Le tranchant du ciseau à bois y a gagné une large encoche, car de gros clous enfoncés dans le bois étaient cachés par le bitume. Réparer le ciseau. Couper la poutre en deux dans le sens de l'épaisseur. Improviser des outils. Chaque étape était une aventure et m'apprenait quelque chose.
Fixer solidement le morceau et puis "rentrer dedans". Taper, taper, taper encore. Dans ce bois on n'avance que petit à petit, et il faut frapper fort. Gare aux coups de maillet sur la main gauche, aux ampoules dans le creux de la main droite. Taper, mais ne se préoccuper vraiment que de la forme, qui naît d'abord dans la tête, s'y transforme progressivement au vu de ce qui émerge peu à peu du bloc de chêne, comme animée d'une vie propre. Sans cesse la forme voulue se confronte à celle qui apparaît, et qui finira par s'imposer. Enfin, quelques finitions. Une création, au sens propre. Un défouloir, une thérapie contre la vie qui nous pousse à n'être que des consommateurs.
C'est tout.
La main de bois a été accrochée quelques temps à la maison -il fallait bien justifier tous ces efforts- puis elle a passé de longues années quelques part au fond du garage. Oubliée. Au gré d'un rangement combien nécessaire elle fut regardée comme un objet intéressant, et a repris une place sur un mur. Avec je crois, un autre statut : elle est là maintenant davantage pour sa fonction d'ornement due à ce qu'elle est, et bien moins comme symbole de ce lent et passionnant processus de sa naissance et de son devenir que mes mains ont vécu.
Or, c'est ce processus de création qui m'intéresse, m'interpelle, m'attire, m'apprend, parfois m'exalte, avec tout ce qu'il comporte de questions, de difficultés, de problèmes à résoudre, d'essais, d'erreurs et ratages, voire d'échecs définitifs, de frustrations donc, mais aussi, dans cette lutte avec moi-même, de quelques avancées, de belles surprises, de sentiment d'accomplissement, si modeste soit-il.
L'histoire est identique pour les aquarelles, même si la création y est moins physique. Encore que ... parfois ...
C'est toute cette genèse que je veux faire découvrir. Je ne peux partager le processus de création tant il est personnel, intime même. Je ne peux pas le montrer, je ne peux dévoiler qu'un résultat, figé, aride. C'est ce que je fais dans ce blog, avec la naïve intention d'inciter les lecteurs-spectateurs à s'y essayer aussi, s'y chercher et s'y découvrir, lutter, s'y accomplir un peu, changer leur statut de spectateur en celui de créateur.
Je suis certain que nous avons tous la capacité de créer, de faire de jolies choses, mais nous sommes le plus souvent enfermés dans une prison de convenances et de règles, qui placent dans une petite case les artistes créateurs référencés et dans une autre les spectateurs et clients. Les artistes professionnels nous apportent beaucoup : ils jettent sur notre monde des regards nouveaux, décalés, nous apprennent à le voir sous d'autres facettes, nous aident à nous projeter dans l'avenir. A côté d'eux nous sommes tous les créateurs du monde de demain, chacun à notre manière. Il y a ceux qui chantent, dessinent, dansent, font du théâtre, bref ceux qui pratiquent en amateurs des arts répertoriés, mais il y a aussi celles et ceux qui décorent leur logement de manière originale, qui tricotent, créent de jolis vêtements, qui imaginent et cultivent de beaux jardins fleuris, qui confectionnent des maquettes, qui cuisinent de merveilleux plats, et bien d'autres choses encore. Ces pratiques sont créatives et non seulement récréatives. Il peut se révéler plus de personnalité créatrice dans la confection d'un bouquet de fleurs du jardin que dans la peinture à l'huile, plus d'imagination dans la confection d'un repas que dans la pratique de la musique, plus d'inventivité dans la décoration de sa maison que dans la danse classique. Nous sommes entourés de gens ordinaires talentueux qui pratiquent, uniquement pour le plaisir, des activités qui, sans être forcément cataloguées comme "artistiques", illuminent des vies de tous les jours.
Derrière tous ces talents qui nous enchantent, il y a certainement du plaisir, mais il y a aussi du travail : un jour il a fallu oser se confronter à la matière, y mettre ses mains, son énergie, sa patience et son audace. L'art, aussi mineur soit-il, forge des personnalités, loin du prêt-à-porter ou du prêt-à-penser.
A Onnion, je ne trouve rien de plus beau au cours d'une balade-aquarelle que lorsque l'un ou l'autre "se lâche", tente quelque chose, avance, se découvre et se dépasse. Peu importe alors le résultat visible, l'important est dans le bout de chemin parcouru dans l'intime.
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